Exploration de la mémoire sensorimotrice à travers le système audiomoteur de la parole humaine
Contexte de la recherche
Les mécanismes d’apprentissage et de mémoire sensorimoteurs (sensorimotor learning) chez l’humain ont longtemps été un sujet d’intérêt majeur dans le domaine des neurosciences. La plupart des recherches dans ce domaine se sont concentrées sur les espaces de travail visuo-spatiaux et les mouvements des membres, tels que les mouvements des bras ou les actions de préhension. Ces études ont permis aux scientifiques de comprendre comment les mémoires sensorimotrices se forment, se stockent et sont récupérées. Cependant, les humains possèdent également une capacité unique : la production et la perception du langage. La production du langage implique un contrôle moteur complexe, et les feedbacks auditifs jouent un rôle crucial dans ce processus. Contrairement aux mouvements des membres, le système moteur du langage fonctionne dans un espace de travail indépendant de l’espace visuo-spatial, ce qui en fait un chemin de recherche unique et important.
Cependant, les recherches sur la manière dont le système langage-audition stocke et récupère les mémoires sensorimotrices restent limitées. Plus précisément, la mémoire dans ce système est-elle durable ? La manière dont la mémoire est acquise (par exemple, des changements brusques ou graduels dans les feedbacks auditifs) affecte-t-elle sa rétention ? La récupération de la mémoire dépend-elle de conditions de feedback spécifiques ? Ces questions n’ont pas encore été pleinement explorées. Pour y répondre, une équipe de recherche de Yale University et McGill University a conçu une étude visant à explorer, grâce à des perturbations des feedbacks auditifs, la durabilité, la sensibilité aux modes d’acquisition et la dépendance conditions spécifiques de la mémoire sensorimotrice dans le système langage-audition humain.
L’équipe de recherche et les informations de publication
Cette étude a été réalisée conjointement par Nishant Rao et David J. Ostry, respectivement affiliés au Yale Child Study Center de Yale University et au département de psychologie de McGill University. L’article de recherche a été publié pour la première fois le 31 décembre 2024 dans le Journal of Neurophysiology (J Neurophysiol) et mis en ligne le 10 février 2025.
Conception et méthodologie de l’étude
Déroulé de l’étude
L’étude s’est déroulée en deux phases (Visit 1 et Visit 2), avec pour objectif principal d’évaluer la durabilité et les conditions de récupération de la mémoire langage-audition nouvellement apprise. Voici une description détaillée du déroulé de l’étude :
Première phase (Visit 1)
Tests de base (Baseline Trials)
- Conception : Les participants lisent des pseudo-mots affichés à l’écran (comme “bep”, “dep”, “gep”) tout en écoutant leur voix via un casque.
- Taille de l’échantillon : 30 essais de base, dont 3 essais avec feedback auditif bruité (noise feedback trials), utilisés pour évaluer la production vocale des participants en l’absence de feedback auditif.
- Traitement des données : Les fréquences des premier et deuxième formants (F1 et F2) sont extraites des données vocales à l’aide du logiciel Praat.
- Conception : Les participants lisent des pseudo-mots affichés à l’écran (comme “bep”, “dep”, “gep”) tout en écoutant leur voix via un casque.
Phase d’apprentissage (Learning Trials)
- Conception : Au cours de 210 essais, les chercheurs modifient progressivement ou brusquement la fréquence du premier formant (F1) de la voix entendue par les participants, en l’augmentant de 30 %.
- Taille de l’échantillon : 72 jeunes adultes (21 hommes, âge moyen de 23,94 ans) ont participé à l’expérience.
- Traitement des données : Les signaux vocaux sont traités en temps réel à l’aide d’Audapter et MATLAB.
- Conception : Au cours de 210 essais, les chercheurs modifient progressivement ou brusquement la fréquence du premier formant (F1) de la voix entendue par les participants, en l’augmentant de 30 %.
Deuxième phase (Visit 2)
- Tests de mémoire (Retention Trials)
- Conception : Les participants retournent au laboratoire après 8 ou 24 heures pour effectuer 210 essais supplémentaires, avec la perturbation F1 maintenue à 30 %.
- Traitement des données : Les changements de F1 et F2 sont analysés pour évaluer la rétention de la mémoire.
- Conception : Les participants retournent au laboratoire après 8 ou 24 heures pour effectuer 210 essais supplémentaires, avec la perturbation F1 maintenue à 30 %.
Analyse des données
L’étude utilise l’algorithme de Burg pour extraire les fréquences F1 et F2 des données vocales, et les données sont divisées en trois groupes expérimentaux pour l’analyse statistique. Des régressions linéaires multiples et des analyses de variance (ANOVA) sont utilisées pour évaluer la rétention de la mémoire dans différentes conditions.
Principaux résultats et logique
Durabilité de la mémoire
- Résultat : L’étude révèle que la mémoire langage-audition nouvellement apprise est conservée à 70 % après 8 et 24 heures. La rétention de la mémoire n’est pas affectée par le mode d’acquisition (brusque ou progressif).
- Données soutenant : Après la réintroduction du feedback auditif, les participants reviennent immédiatement à un état d’adaptation complète, indiquant que la mémoire n’est pas perdue mais dépend de conditions de feedback spécifiques.
- Résultat : L’étude révèle que la mémoire langage-audition nouvellement apprise est conservée à 70 % après 8 et 24 heures. La rétention de la mémoire n’est pas affectée par le mode d’acquisition (brusque ou progressif).
Dépendance de la récupération de la mémoire
- Résultat : En l’absence de feedback auditif, les participants ne semblent pas conserver les apprentissages précédents, mais après la réintroduction du feedback auditif, ils montrent immédiatement une adaptation complète.
- Données soutenant : La rétention de la mémoire dans les essais avec feedback bruité est nettement inférieure à celle des essais avec feedback vocal, montrant que la récupération de la mémoire dépend de la présence d’erreurs de feedback vocal.
- Résultat : En l’absence de feedback auditif, les participants ne semblent pas conserver les apprentissages précédents, mais après la réintroduction du feedback auditif, ils montrent immédiatement une adaptation complète.
Changements dans l’espace acoustique
- Résultat : L’étude montre que les nouveaux apprentissages vocaux se stabilisent dans une nouvelle région de l’espace acoustique, ne chevauchant pas les voyelles déjà apprises voisines.
- Données soutenant : Grâce à une étude de contrôle, les chercheurs ont constaté que le phonème /ɛ/ subit des changements significatifs de direction et d’amplitude après l’apprentissage.
- Résultat : L’étude montre que les nouveaux apprentissages vocaux se stabilisent dans une nouvelle région de l’espace acoustique, ne chevauchant pas les voyelles déjà apprises voisines.
Conclusion et signification
Cette étude démontre que la mémoire sensorimotrice dans le système langage-audition humain est remarquablement durable et insensible au mode d’acquisition. La récupération de la mémoire dépend de la présence de feedback vocal erroné, suggérant que les modes d’apprentissage adaptatif et les modes de production vocale habituelle coexistent en parallèle dans la mémoire sensorimotrice. De plus, les nouveaux apprentissages vocaux se stabilisent dans une nouvelle région de l’espace acoustique, ce qui pourrait être lié à la durabilité de la mémoire.
Ces résultats offrent une nouvelle compréhension de la mémoire sensorimotrice dans le système langage-audition et ouvrent de nouvelles voies pour la recherche sur l’apprentissage moteur du langage et ses applications dans le système nerveux. En particulier, ces découvertes pourraient avoir des implications importantes pour la réadaptation des patients atteints de maladies neurodégénératives ou de troubles du langage.
Points forts de l’étude
- Durabilité de la mémoire : L’étude montre que la mémoire langage-audition nouvellement apprise est conservée à 70 % après 24 heures, comblant ainsi une lacune dans ce domaine de recherche.
- Dépendance de la récupération de la mémoire : L’étude révèle que la récupération de la mémoire dépend de la présence de feedback vocal erroné, un mécanisme qui contraste avec les recherches sur la mémoire motrice des membres.
- Changements dans l’espace acoustique : Les nouveaux apprentissages vocaux se stabilisent dans une nouvelle région de l’espace acoustique, offrant une nouvelle perspective sur l’adaptabilité des mouvements vocaux.