S'attaquer au biais de pigmentation cutanée dans l'oxymétrie tissulaire via la spectroscopie proche infrarouge en domaine temporel
Défi du biais de pigmentation cutanée : Application de la spectroscopie proche infrarouge en domaine temporel dans la mesure de l’oxygénation tissulaire
Contexte et motivation de la recherche
Ces dernières années, les technologies optiques ont vu leur application s’élargir dans le diagnostic et le traitement médical. Cependant, les différents niveaux de pigmentation de la peau (contenu en mélanine de l’épiderme) peuvent significativement perturber la précision des dispositifs optiques. Par exemple, pendant la pandémie de COVID-19, de nombreux cliniciens ont observé que les oxymètres de pouls produisaient des mesures moins précises de la saturation en oxygène (SpO2) chez les patients ayant une peau foncée, particulièrement en cas d’hypoxémie. Ce problème a incité la communauté scientifique à réexaminer la performance des dispositifs optiques dans une population diverse. Cependant, les études sur l’effet de la pigmentation cutanée sur ces dispositifs restent limitées, notamment en ce qui concerne la spectroscopie proche infrarouge en domaine temporel (Time-Domain Near-Infrared Spectroscopy, TD-NIRS).
La TD-NIRS est une technologie optique innovante reposant sur des impulsions laser courtes, des détecteurs photoniques rapides et des systèmes d’électronique chronométrique. Cette méthode se distingue par sa capacité à mesurer précisément la distribution des temps de vol (DTOF) des photons dans les tissus, permettant une analyse quantitative des paramètres optiques comme le coefficient d’absorption et le coefficient de diffusion réduite. Un des avantages potentiels de cette technologie réside dans sa faible sensibilité aux variations superficielles telles que la pigmentation cutanée. Cela en fait un outil prometteur et robuste pour la mesure de l’oxygénation tissulaire dans des populations aux teints variés. Cette étude se concentre sur cette question et vise à démontrer la capacité de la TD-NIRS à surmonter les interférences dues à la pigmentation de la peau.
Origine de l’étude
Cette étude a été publiée dans le numéro de février 2025 de la revue Biomedical Optics Express (Optica Publishing Group) sous le titre “Challenging the skin pigmentation bias in tissue oximetry via time-domain near-infrared spectroscopy”. L’équipe de recherche est composée de membres d’institutions telles que le Politecnico di Milano, le Consiglio Nazionale delle Ricerche et le Buzzi Children’s Hospital. Le chercheur principal de l’étude est Alessandro Torricelli.
Déroulement de l’étude
L’étude repose sur plusieurs étapes, comprenant des expérimentations en laboratoire à l’aide de modèles simulés, des tests statiques et dynamiques sur des volontaires en bonne santé, et une validation clinique auprès d’un large groupe de patients pédiatriques. Toutes ces étapes visent à examiner l’influence de la pigmentation cutanée sur les mesures par TD-NIRS.
1. Fabrication des phantoms cutanés et validation expérimentale de base
L’équipe a d’abord conçu une série de phantoms cutanés simulant différents niveaux de pigmentation. Ces phantoms étaient fabriqués à partir de silicone (Sylgard 184), de dioxyde de titane (TiO2, utilisé comme agent de diffusion) et de nigrosine dissoute dans de l’alcool (utilisée comme agent absorbant). Les fractions volumiques de mélanosomes (MF) étaient ajustées à 0 %, 2 %, 6 %, 14 %, 30 % et 43 %. Les phantoms avaient une épaisseur moyenne de 270 ± 10 µm et un diamètre de 60 mm, garantissant une simulation réaliste des propriétés de la peau.
Ensuite, ces phantoms ont été combinés à deux phantoms solides reproduisant les propriétés optiques des tissus biologiques (nommés B6 et C4) pour évaluer l’impact de la pigmentation sur le coefficient d’absorption (µa) et le coefficient de diffusion réduite (µ′s). Les résultats ont montré que, sauf pour les niveaux de pigmentation extrêmement élevés (MF = 43 %), les variations de µa et µ′s dans la plage spectrale de 620-1100 nm étaient minimes. Cela indique une faible sensibilité de la TD-NIRS aux perturbations superficielles dues à la pigmentation cutanée.
2. Mesures statiques in vivo chez des volontaires en bonne santé
Pour tester la validité des résultats en laboratoire, l’équipe a effectué des mesures statiques sur six volontaires en bonne santé ayant différents niveaux de pigmentation cutanée. Les zones testées incluaient l’avant-bras, le front et l’abdomen, et des phantoms cutanés de différents niveaux de MF ont été placés sur la peau naturelle.
Les résultats ont révélé que, dans toutes les zones testées, les changements de MF n’ont eu qu’un effet marginal sur les valeurs de µa (avec des écarts absolus n’excédant pas 0,005 cm⁻¹), et des variations relativement faibles sur µ′s, toujours dans des limites acceptables. Ces observations confirment la robustesse de la TD-NIRS face à l’interférence de la pigmentation cutanée.
3. Tests dynamiques sur volontaires : protocole d’occlusion artérielle
Pour simuler des changements hémodynamiques caractéristiques de conditions cliniques, un protocole d’occlusion artérielle a été mis en place. Six volontaires ont porté un brassard manuel (pression de 250 mmHg) pour bloquer l’artère brachiale de l’avant-bras. Pendant l’occlusion, les chercheurs ont utilisé la TD-NIRS pour suivre les variations dynamiques de la saturation en oxygène tissulaire (StO₂) et de la concentration totale en hémoglobine (tHb).
Les résultats montrent que, bien que la pigmentation ait légèrement influencé les mesures de tHb, les mesures de StO₂ ont montré une très bonne concordance. Une analyse des écarts a confirmé que les déviations absolues de StO₂ étaient inférieures à 1 %, démontrant une stabilité remarquable, tandis que les variations de tHb étaient davantage liées aux différences physiologiques ou au positionnement du capteur.
4. Validation clinique sur une population pédiatrique
Pour examiner l’applicabilité de la TD-NIRS sur une population encore plus diverse, l’étude a recruté 352 patients pédiatriques représentant toute la gamme des phototypes de Fitzpatrick. Les mesures ont été effectuées sur le cortex frontotemporal gauche (région cérébrale) et sur la partie supérieure du bras gauche (région musculaire). Les analyses statistiques ont montré qu’aucune différence significative dans les mesures de StO₂ et tHb n’était liée aux variations de phototype, renforçant davantage la robustesse de la technologie TD-NIRS.
Conclusions et implications
Cette étude a permis de tirer les conclusions principales suivantes :
- Validation de la robustesse : Contrairement aux autres dispositifs optiques (CW-NIRS ou imagerie photoacoustique), la TD-NIRS montre une sensibilité nettement réduite aux variations de pigmentation cutanée.
- Applicabilité clinique accrue : Dans des conditions de mesure statiques comme dynamiques, les résultats de la TD-NIRS ne sont pas significativement affectés par la pigmentation cutanée, qu’elle soit naturelle ou simulée.
- Avantages techniques : Les caractéristiques temporelles de la TD-NIRS, basées sur l’analyse du temps de vol des photons, permettent d’extraire des informations des couches profondes tout en minimisant les perturbations dues à la peau superficielle.
Ce travail constitue une avancée majeure pour l’application de la TD-NIRS à des contextes cliniques variés, tout en fournissant des données précieuses pour l’établissement de nouvelles normes dans les dispositifs de diagnostic optique.
Points forts de l’étude
- Utilisation innovante de modèles de peau biomimétiques permettant un contrôle rigoureux des conditions expérimentales.
- Analyse systématique des performances statiques et dynamiques de la TD-NIRS, fournissant une base solide pour l’optimisation future des instruments.
- Validation de la robustesse de cette technologie dans des populations aux teints variés, mettant en évidence son potentiel pour améliorer la santé publique.
Les recherches futures devraient élargir la taille de l’échantillon et simuler des environnements optiques encore plus complexes afin de faciliter la transition de la TD-NIRS vers une application commerciale et clinique étendue.