Prédire la formation de cristaux à partir de précurseurs amorphes à l'aide de potentiels d'apprentissage profond

Prédire l’émergence de cristaux à partir de précurseurs amorphes : l’apprentissage profond révolutionne la science des matériaux

Introduction

Le processus de cristallisation à partir de matériaux amorphes revêt une importance majeure dans la nature et en laboratoire. Ce phénomène est omniprésent, allant des processus géologiques aux processus biologiques, et occupe une place centrale dans le développement de nouveaux matériaux. Cependant, lors de la transition d’un état amorphe à un état cristallin, les premières phases à apparaître sont souvent des cristaux métastables plutôt que des structures thermodynamiquement stables. Cette tendance à former des phases métastables peut être expliquée par la “règle d’Ostwald”, qui stipule que les cristaux partageant des motifs structurels locaux similaires avec le précurseur amorphe seront plus susceptibles de nucléer en premier.

La modélisation du processus de cristallisation des matériaux amorphes, en particulier de leur paysage énergétique, reste un défi majeur pour la communauté scientifique. Les méthodes traditionnelles de modélisation moléculaire ou les méthodes ab initio, en raison de leur coût de calcul élevé, sont mal adaptées pour des prédictions à grande échelle. Face à ce problème, les auteurs ont développé une méthode de calcul plus efficace et précise pour prédire les produits de la transformation d’un état amorphe à un état cristallin, ce qui a des implications importantes pour la recherche en science des matériaux.

Origine de la recherche

Cet article, intitulé Predicting Emergence of Crystals from Amorphous Precursors with Deep Learning Potentials, a été rédigé par Muratahan Aykol, Amil Merchant, Simon Batzner, Jennifer N. Wei et Ekin Dogus Cubuk, issus de l’équipe Google DeepMind. Publié en 2024 dans Nature Computational Science, cet article présente une recherche pionnière dans le domaine.

Méthodologie

Les auteurs proposent une méthode de calcul appelée “A2C” (Amorphous-to-Crystalline transformation, “transformation amorphe-cristalline”), qui combine une recherche locale de structures avec des potentiels interatomiques universels basés sur l’apprentissage profond, permettant une prédiction à haute précision des produits de la cristallisation de matériaux amorphes à grande échelle. La méthodologie de l’étude comprend les étapes clés suivantes :

1. Génération des structures amorphes :

Dans cette première étape, les auteurs ont développé une méthode basée sur la “dynamique moléculaire de fusion et de trempe” (melt-and-quench molecular dynamics, MQMD) pour générer des structures amorphes réalistes. Le processus comprend les étapes suivantes : * Distribution initiale : Les atomes sont répartis de manière aléatoire dans un cube, avec un volume empiriquement élargi pour éviter les vides. * Optimisation par potentiel soft-sphere : Un potentiel d’interaction soft-sphere est utilisé pour réduire les chevauchements atomiques. * Fusion et trempe : Une simulation à haute température (fusion), suivie d’un refroidissement et d’une étape d’équilibrage à basse température, est réalisée à l’aide d’un champ de force défini par un réseau de neurones graphiques (Graph Neural Network, GNN).

Ce processus aboutit à des structures amorphes présentant un ordre à courte portée (short-range order) réaliste, ce qui jette les bases de la prédiction de la cristallisation.

2. Processus de prédiction de la cristallisation :

Dans cette deuxième étape, la méthode identifie les produits potentiels de la cristallisation à partir du paysage énergétique des matériaux amorphes. Les étapes sont les suivantes : * Génération de sous-cellules : Toutes les sous-cellules possibles sont extraites de la structure amorphe, avec une optimisation des degrés de liberté géométriques. * Optimisation énergétique et filtrage : Chaque sous-cellule est optimisée énergétiquement à l’aide d’un potentiel de réseau de neurones, et la phase cristalline finale est confirmée. Ce processus utilise un réseau de neurones graphiques étendu, tel que le cadre NequIP. * Correspondance structurelle : Les résultats prédits sont validés par comparaison avec les structures expérimentales connues.

Points forts de la recherche

1. Précision de prédiction élevée :
La méthode A2C a démontré une précision de prédiction remarquable dans 12 systèmes inorganiques, incluant des oxydes, des nitrures, des carbures et des alliages. Par exemple, dans la prédiction de la cristallisation du TiO₂, A2C a révélé que la proportion de transformation de l’amorphe TiO₂ en phases rutile et anatase était influencée par l’ordre local des octaèdres TiO₆. Ces résultats concordent avec les produits de cristallisation obtenus expérimentalement dans des films minces.

2. Validation expérimentale et cas d’étude clés :
L’étude couvre plusieurs cas réels de matériaux, montrant la large applicabilité d’A2C : - Dans le système BiBO₃ (bismuth borate), A2C a prédit avec précision et résolu la structure d’une phase cristalline métastable précédemment non déterminée, correspondant parfaitement aux diagrammes de diffraction expérimentaux. - Dans la cristallisation du verre métallique Fe₈₀B₂₀, A2C a identifié un processus de décomposition progressive, en accord avec une séparation de type spinodal. - Dans le système nitrure de bore (BN), A2C a révélé que l’application de pression sur le BN amorphe favorisait la formation de la phase cubique BN (c-BN) plutôt que la phase hexagonale BN (h-BN), et a mis en évidence un mécanisme de transition vers une hybridation sp3 des liaisons BN.

3. Mesure du facteur d’accélération :
En comparaison avec la méthode de recherche aléatoire de structures (Random Structure Search, RSS), A2C a atteint un facteur d’accélération de 1,2 à 6 fois pour divers systèmes de matériaux. Cela est dû à la focalisation d’A2C sur le paysage énergétique proche de l’état amorphe, par opposition à la recherche globale de RSS.

4. Universalité chimique du modèle de réseau de neurones :
A2C utilise un potentiel d’apprentissage profond universel issu du projet GNOME, un modèle avec environ 2,4 millions de paramètres couvrant presque tout le tableau périodique, et présentant une erreur de prédiction aussi faible que 38 meV/atome dans divers systèmes amorphes.

Implications et perspectives

Cette étude valide non seulement la capacité de prédiction des transformations amorphe-cristalline sur le plan théorique, mais offre également des orientations pratiques pour la conception de matériaux : - Valeur scientifique : La méthode A2C repousse les limites de l’utilisation des potentiels d’apprentissage profond pour étudier les transformations complexes de matériaux, offrant un nouvel outil efficace et précis à grande échelle. - Valeur applicative : A2C peut être utilisée pour prédire les produits cristallins de nouveaux matériaux, aidant à concevoir des matériaux aux propriétés spécifiques ou des voies de synthèse optimales. - Innovation méthodologique : A2C complète les méthodes traditionnelles tout en explorant de manière unique le paysage énergétique, permettant de mieux capturer les phases cristallines métastables.

Les auteurs soulignent que, bien qu’A2C montre une applicabilité remarquable, certains cas nécessitent des approches complémentaires. Par exemple, dans les systèmes de films d’oxyde, des variations d’épaisseur ou de teneur en oxygène peuvent conduire à la formation de cristaux de type brookite, ce qui nécessite une modélisation atomique détaillée. De plus, la simulation dynamique des voies de cristallisation en temps réel nécessite également d’autres approches de dynamique moléculaire.

Conclusion

En associant des technologies avancées d’apprentissage profond à des questions centrales de la science des matériaux, cet article propose une solution révolutionnaire pour la prédiction de la cristallisation des matériaux amorphes. A2C établit un nouveau standard dans le domaine de la science des matériaux et de la modélisation computationnelle, offrant un potentiel immense pour la recherche et l’innovation technologique, notamment dans l’exploration de nouveaux matériaux et la compréhension des lois sous-jacentes des transformations complexes.