Un standard quantique de résistance sans champ magnétique externe au niveau de 10⁻⁹

Contexte académique et problématique

Dans le domaine de la métrologie, l’effet Hall quantique (Quantum Hall Effect, QHE) et l’effet Josephson fournissent respectivement les standards quantiques pour la résistance électrique (ohm) et la tension électrique (volt). Cependant, les standards de résistance quantique Hall (Quantum Hall Resistance Standards, QHRs) traditionnels dépendent de champs magnétiques intenses (généralement nécessitant un solénoïde supraconducteur produisant des champs de 10 teslas ou plus), ce qui limite leur commodité pratique, notamment pour une intégration avec les standards de tension Josephson (Josephson Voltage Standards, JVS), ces derniers devenant inopérants en présence de champs magnétiques. Par conséquent, développer un standard quantique de résistance hautement précis en l’absence de champ magnétique externe est devenu un enjeu majeur de recherche.

L’effet Hall quantique anomal (Quantum Anomalous Hall Effect, QAHE) offre une solution potentielle. Le QAHE permet de quantifier la résistance de Hall dans les isolants topologiques magnétisés (Topological Insulators, TIs) sans nécessiter de champ magnétique externe permanent. Néanmoins, les conditions nécessaires pour réaliser le QAHE sont extrêmement contraignantes, nécessitant des températures ultra-basses (inférieures à 50 millikelvins) et des courants de polarisation très faibles (inférieurs à 1 microampère). En outre, les propriétés d’isolation imparfaites des états de surface et du volume des matériaux utilisés affectent également la précision de la quantification. Par conséquent, réussir à atteindre un standard de résistance quantique en champ nul avec une haute précision est resté un défi dans ce domaine.

Origine de l’article et informations sur les auteurs

Cet article, intitulé A zero external magnetic field quantum standard of resistance at the 10⁻⁹ level, a été publié dans la revue Nature Electronics en décembre 2024. Il a été réalisé par une équipe de chercheurs issus du Physikalisch-Technische Bundesanstalt (PTB) en Allemagne et de l’Université de Würzburg. Les principaux auteurs incluent D. K. Patel, K. M. Fijalkowski, M. Kruskopf, et autres.

Méthodologie et étapes de la recherche

1. Fabrication et caractérisation du dispositif

L’équipe a utilisé l’épitaxie par jet moléculaire (Molecular Beam Epitaxy, MBE) pour faire croître une couche de 9 nm d’un isolant topologique magnétique dopé au vanadium (V-dopé (Bi,Sb)₂Te₃) sur un substrat de silicium Si(111) passivé à l’hydrogène. Une couche protectrice de tellurure (Te) de 10 nm d’épaisseur a ensuite été déposée in situ pour isoler le dispositif. Par la suite, à l’aide de techniques standard de photolithographie, un dispositif Hall bar a été fabriqué, avec une largeur de 200 micromètres et une longueur de 730 micromètres. Le dispositif comprenait neuf électrodes : une électrode de grille électrostatique, une source, un drain et trois paires de contacts pour mesurer la tension Hall.

Pour former des contacts ohmiques, la couche de protection en Te a été localement retirée par gravure à l’argon, suivie du dépôt par évaporation électronique d’une pile métallique (AuGe/Ti/Au de 100 nm). Enfin, une couche diélectrique de 20 nm composée d’AlOx et d’HfOx a été ajoutée, recouverte à son tour par une électrode en Ti/Au de 100 nm.

2. Caractérisation de l’effet Hall quantique anomal

Dans cet appareil, la résistance Hall a été mesurée à zéro champ magnétique externe. À une température d’environ 34 millikelvins et sous une tension de grille de 5,8 volts, les chercheurs ont observé une boucle d’hystérésis ferromagnétique typique, où la résistance Hall Rxy bascule entre +h/e² et −h/e² (où h est la constante de Planck et e la charge élémentaire). Contrairement aux dispositifs standards QHR basés sur des hétéro-structures GaAs/AlGaAs, qui nécessitent des champs magnétiques permanents autour de 10 teslas, ce dispositif ne réclame qu’un champ magnétique transitoire faible d’environ 1 tesla pour aligner la magnétisation, suivi par une mesure sans champ externe.

3. Mesures de précision

Pour améliorer la précision des mesures, un pont de résistance basé sur un comparateur de courant cryogénique (Cryogenic Current Comparator, CCC) a été utilisé. Ce dispositif contient un système CCC à 14 bits, ayant une précision plus élevée que les montages à 12 bits des études antérieures. Un résistor de 100 ohms, stable et calibré, a été utilisé comme référence, et l’appareil a exploité un dispositif quantique à interférences supraconductrices (Superconducting Quantum Interference Device, SQUID) pour mesurer les flux magnétiques nets dans les bobines.

Résultats principaux et analyse des données

1. Précision de la quantification de la résistance Hall

Les mesures montrent que la déviation relative de la résistance Hall par rapport à la constante de von Klitzing (RK = h/e²), lorsqu’extrapolée à zéro courant, est de (4.4 ± 8.7) nΩ·Ω⁻¹, et lorsqu’extrapolée à une résistivité longitudinale nulle, est de (8.6 ± 6.7) nΩ·Ω⁻¹. Cette précision, atteignant le niveau de 10⁻⁹, satisfait les exigences des applications métrologiques.

2. Dépendance au courant

À des courants dépassant 160 nA, une diminution importante de la précision de la quantification de Rxy a été observée, ainsi qu’une augmentation notable de la résistivité longitudinale (ρxx). Cela indique l’apparition du phénomène de rupture induite par le courant dans le QAHE. Une analyse détaillée montre que ρxx suit une croissance exponentielle avec le courant, tandis que les déviations δRxy sont liées linéairement à ρxx.

3. Analyse des extrapolations et précision ultime

La relation entre δRxy/RK et ρxx a permis d’extrapoler les valeurs dans des conditions idéales (ρxx = 0 ou courant nul). Pour la paire de contacts centrale, δRxy/RK à ρxx = 0 est de (8.6 ± 6.7) nΩ·Ω⁻¹, tandis que δRxy/RK à courant nul est de (4.4 ± 8.7) nΩ·Ω⁻¹. Cette précision est environ deux ordres de grandeur meilleure que les précédentes études, établissant ainsi une nouvelle limite supérieure pour la quantification du QAHE en champ magnétique nul.

Conclusions et implications

Cette étude démontre une précision de niveau 10⁻⁹ pour la quantification de la résistance Hall dans un dispositif basé sur le V-dopé (Bi,Sb)₂Te₃, en l’absence de champ magnétique externe. Cela établit les bases pour un standard quantique de résistance fonctionnant sans champ externe. Une intégration réussie avec le standard de tension Josephson (JVS) pourrait permettre de créer une référence électrique quantique universelle et intégrée. Ces résultats ont non seulement des implications scientifiques profondes, mais ouvrent également la voie à des applications pratiques en métrologie électrique.

Points saillants de l’étude

  1. Précision améliorée : Précision de type 10⁻⁹ pour la résistance Hall en champ nul.
  2. Absence de champ magnétique externe : Le dispositif fonctionne sans dépendre d’un champ magnétique permanent, contrairement aux QHRs traditionnels.
  3. Potentiel d’intégration: Possibilité d’intégration avec les standards de tension Josephson pour créer une référence électrique universelle.

Ressources et disponibilité des données

L’équipe a rendu toutes les données disponibles via le dépôt en libre accès du PTB (https://oar.ptb.de/), permettant à d’autres chercheurs d’explorer et reproduire ces résultats.