L'effet d'une dose élevée de protéines chez les patients gravement malades : une analyse bayésienne secondaire exploratoire de l'essai EFFORT Protein

Effet d’une dose élevée de protéines chez les patients gravement malades : une analyse bayésienne secondaire de l’essai EFFORT Protein

Contexte académique

Dans le domaine des soins intensifs, le soutien nutritionnel est un élément essentiel du traitement des patients gravement malades. Les protéines, en tant que besoin fondamental pour la fonction cellulaire et la survie, jouent un rôle crucial dans la récupération des patients. Cependant, les preuves actuelles sur la quantité optimale de protéines à administrer aux patients critiques restent insuffisantes. Bien qu’un apport insuffisant en protéines puisse entraîner une atrophie musculaire et une diminution de la fonction immunitaire, l’impact d’un apport excessif en protéines sur les patients gravement malades, en particulier ceux souffrant d’insuffisance organique, reste une question non résolue.

L’essai EFFORT Protein est une étude multicentrique randomisée contrôlée visant à évaluer l’impact d’un apport élevé en protéines (≥2,2 g/kg/jour) par rapport à un apport standard (≤1,2 g/kg/jour) sur les résultats cliniques des patients gravement malades. Les résultats principaux de l’essai ont montré qu’un apport élevé en protéines n’a pas significativement réduit la mortalité toutes causes confondues à 60 jours ni raccourci la durée d’hospitalisation. Cependant, des analyses de sous-groupes prédéfinies ont suggéré qu’un apport élevé en protéines pourrait avoir des effets néfastes sur les patients souffrant de lésion rénale aiguë (AKI) et ceux avec des scores élevés d’insuffisance organique.

Pour explorer davantage les risques potentiels d’un apport élevé en protéines et évaluer l’hétérogénéité des effets du traitement (Heterogeneity of Treatment Effects, HTE), l’équipe de recherche a effectué une analyse bayésienne secondaire de l’essai EFFORT Protein. L’analyse bayésienne permet une interprétation probabiliste plus intuitive, aidant les cliniciens et les chercheurs à quantifier l’incertitude et à fournir des stratégies d’intervention plus précises pour les futurs essais cliniques.

Source de l’article

Cette étude a été réalisée par Ryan W. Haines, Anders Granholm, Zudin Puthucheary et plusieurs autres chercheurs, issus d’institutions renommées telles que le Royal London Hospital au Royaume-Uni, l’hôpital universitaire de Copenhague au Danemark et le Kingston Health Sciences Center au Canada. L’article a été publié en avance le 24 octobre 2024 dans le British Journal of Anaesthesia, sous le titre The effect of high protein dosing in critically ill patients: an exploratory, secondary Bayesian analyses of the EFFORT Protein trial.

Conception et méthodes de l’étude

Conception de l’étude

Cette étude est une analyse bayésienne secondaire de l’essai EFFORT Protein, visant à réinterpréter les données de l’essai à l’aide de modèles bayésiens. L’étude suit les déclarations STROBE (Strengthening the Reporting of Observational Studies in Epidemiology) et les directives ROBUST (Reporting of Bayes Used in Clinical Studies). L’équipe de recherche a élaboré un protocole interne et un plan d’analyse statistique après la publication des résultats de l’essai EFFORT Protein.

L’essai EFFORT Protein est un essai randomisé contrôlé multicentrique, pragmatique, basé sur un registre et conduit par des volontaires, incluant 1301 patients adultes nécessitant une ventilation mécanique pendant au moins 48 heures. Les patients ont été randomisés en deux groupes : un groupe à haute teneur en protéines (≥2,2 g/kg/jour) et un groupe à teneur standard en protéines (≤1,2 g/kg/jour). Les principaux critères de jugement étaient la mortalité toutes causes confondues à 60 jours et le temps jusqu’à la sortie de l’hôpital en vie.

Méthodes d’analyse statistique

L’étude a utilisé le langage R (version 4.1.2) et Stan (via le package brms) pour l’analyse bayésienne. Toutes les analyses ont été réalisées sur la population en intention de traiter modifiée (excluant 28 patients n’ayant pas reçu l’intervention). Les modèles bayésiens ont combiné des distributions de probabilité a priori avec les données de l’essai pour estimer les distributions de probabilité a posteriori des effets du traitement. Trois distributions a priori ont été utilisées : une distribution neutre et sceptique, une distribution optimiste (en faveur du groupe à haute teneur en protéines) et une distribution pessimiste (en faveur du groupe à teneur standard en protéines).

Critères de jugement principaux et secondaires

Le critère de jugement principal était la mortalité toutes causes confondues à 60 jours, et le critère secondaire était le temps jusqu’à la sortie de l’hôpital en vie dans les 60 jours. L’étude a utilisé des modèles de régression logistique bayésiens hiérarchiques pour analyser la mortalité et des modèles de régression de Cox bayésiens pour analyser le temps jusqu’à la sortie de l’hôpital. L’étude a également évalué l’hétérogénéité des effets du traitement (HTE), en particulier en fonction de la gravité de la maladie (score SOFA), de la lésion rénale aiguë (AKI) et des valeurs de créatinine sérique de base.

Résultats de l’étude

Critère de jugement principal

Dans l’analyse de la mortalité toutes causes confondues à 60 jours, le modèle bayésien utilisant une distribution a priori neutre et sceptique a montré une différence de risque absolue (RD) de 2,5 % (intervalle de crédibilité à 95 % : -6,9 % à 12,4 %) entre le groupe à haute teneur en protéines et le groupe à teneur standard, avec un rapport de risque relatif (RR) de 1,08 (intervalle de crédibilité à 95 % : 0,82 à 1,44). Le groupe à haute teneur en protéines présentait une probabilité de 72 % de causer un préjudice sous quelque forme que ce soit (RD > 0 %) et une probabilité de 54 % de causer un préjudice cliniquement significatif (RD ≥ 2 %).

Critère de jugement secondaire

Dans l’analyse du temps jusqu’à la sortie de l’hôpital en vie, le rapport de risque (HR) pour le groupe à haute teneur en protéines était de 0,91 (intervalle de crédibilité à 95 % : 0,80 à 1,04), avec une probabilité de 92 % de causer un préjudice (HR < 1). Les analyses de sensibilité ont montré que, en utilisant des distributions a priori optimistes et pessimistes, la probabilité de causer un préjudice dans le groupe à haute teneur en protéines était respectivement de 89 % et 94 %.

Hétérogénéité des effets du traitement (HTE)

L’étude a évalué l’impact des différentes caractéristiques de base sur les effets du traitement. Les résultats ont montré une probabilité de 97 % d’interaction positive entre l’intervention à haute teneur en protéines et les valeurs de créatinine sérique de base, indiquant que les patients avec des valeurs de créatinine sérique plus élevées au départ pourraient être exposés à un risque de mortalité plus élevé sous l’intervention à haute teneur en protéines. De plus, une probabilité de 95 % d’interaction positive a été observée entre l’intervention à haute teneur en protéines et le score SOFA de base, suggérant que les patients avec une gravité de maladie plus élevée pourraient avoir des résultats plus défavorables sous l’intervention à haute teneur en protéines.

Conclusion

Cette analyse bayésienne montre qu’un apport élevé en protéines présente une probabilité modérée à élevée de causer des préjudices pour les critères de jugement principaux et secondaires chez les patients gravement malades, en particulier chez ceux présentant une insuffisance rénale ou une gravité de maladie plus élevée au départ. Les résultats soutiennent les principales conclusions de l’essai EFFORT Protein et quantifient davantage les risques potentiels d’un apport élevé en protéines.

Points forts de l’étude

  1. Risques potentiels d’un apport élevé en protéines : L’étude quantifie, grâce à l’analyse bayésienne, la probabilité de préjudices liés à un apport élevé en protéines chez les patients gravement malades, fournissant des informations cruciales pour la pratique clinique.
  2. Hétérogénéité des effets du traitement : L’étude révèle que les patients souffrant d’insuffisance rénale ou d’une gravité de maladie plus élevée pourraient avoir des résultats plus défavorables sous un apport élevé en protéines, offrant de nouvelles perspectives pour la conception des futurs essais cliniques.
  3. Application de l’analyse bayésienne : L’étude démontre l’utilité de l’analyse bayésienne dans les essais cliniques, permettant une interprétation probabiliste plus intuitive et une quantification de l’incertitude.

Importance et valeur de l’étude

Cette étude fournit des preuves cliniques importantes sur le soutien nutritionnel des patients gravement malades, en particulier concernant la sécurité d’un apport élevé en protéines. Les résultats suggèrent qu’un apport élevé en protéines pourrait avoir des effets néfastes sur certains patients, notamment ceux souffrant d’insuffisance rénale ou d’une gravité de maladie plus élevée. Cette découverte a des implications significatives pour la pratique clinique, incitant les médecins à prendre en compte les caractéristiques de base des patients lors de l’élaboration des plans de soutien nutritionnel, afin d’éviter une surconsommation de protéines.

L’étude illustre également la valeur de l’analyse bayésienne dans les essais cliniques, offrant une interprétation probabiliste plus complète pour la prise de décision clinique. Les recherches futures pourraient explorer davantage les quantités optimales de protéines pour différents sous-groupes de patients, afin d’optimiser les stratégies de soutien nutritionnel pour les patients gravement malades.