La négation atténue plutôt qu'elle n'inverse les représentations neuronales des adjectifs

Introduction

Une caractéristique notable du traitement du langage humain est notre capacité à combiner des éléments de vocabulaire stockés, c’est-à-dire des mots, au besoin, afin de générer ou de modifier significativement le sens actuel. Le cœur de ce processus réside dans la manière dont nous construisons les représentations sémantiques en temps réel. Bien que les recherches sur la génération de structures syntaxiques aient progressé de manière constante et suscité des discussions fructueuses, l’étude sur la façon dont les nouvelles configurations sémantiques sont représentées au fil du temps est relativement rare. Une équipe de recherche de l’Université Johns Hopkins s’est basée sur la littérature existante pour étudier spécifiquement comment l’opération de négation en langue influence la représentation sémantique des mots, en particulier des adjectifs. Cette recherche constitue une pierre angulaire pour comprendre comment le cerveau humain représente en temps réel les changements de sens.

Source de l’article

Cet article intitulé “La négation atténue plutôt qu’elle n’inverse les représentations neuronales des adjectifs” a été coécrit par Arianna Zuanazzi, Pablo Ripollés, Wy Ming Lin, Laura Gwilliams, Jean-Rémi King et David Poeppel, provenant respectivement du Département de psychologie de l’Université de New York, du Laboratoire de recherche musicale et audio (MARL) de l’Université de New York, de l’Institut Hector pour la recherche en éducation et en psychologie de l’Université de Tübingen en Allemagne, du Département de psychologie de l’Université de Stanford et de l’École normale supérieure de l’Université PSL à Paris, en France. Cet article a été publié dans la revue “PLOS Biology” avec le doi 10.1371/journal.pbio.3002622, et il a été mis en ligne le 30 mai 2024.

Contenu et méthode de recherche

Les travaux de recherche se sont divisés en deux parties : une expérience comportementale et une expérience neurophysiologique (MEG).

Expérience 1 : Expérience comportementale (suivi continu des trajectoires de la souris)

L’équipe de recherche a conçu une expérience comportementale en ligne pour suivre les changements de représentation des adjectifs lors de la lecture de phrases négatives et non négatives. L’expérience s’est divisée en deux parties : un test préliminaire (78 participants) et un test sans feedback (55 participants). Pendant l’expérience, les participants lisaient des phrases composées de deux modificateurs et d’un adjectif, puis évaluaient sur une échelle le sens général de chaque phrase.

Les modificateurs inclus dans la conception de l’expérience étaient “not” et “really”, et les adjectifs étaient choisis comme des paires de noms polaires, tels que “bad-good”, “cold-hot”, etc. Les données des trajectoires de la souris des participants ont fourni des données dynamiques reflétant le processus de compréhension des mots et des phrases.

  • Analyse du temps de réaction : Les résultats de l’expérience ont montré que les participants réagissaient plus rapidement aux adjectifs de forte polarité (comme “good”) qu’aux adjectifs de faible polarité (comme “bad”), et plus rapidement aux phrases non négatives (comme “really good”) qu’aux phrases négatives (comme “not good”). Ce résultat soutient l’idée, énoncée par des études antérieures, que le traitement des phrases négatives est plus difficile.

  • Analyse des trajectoires continues de la souris : Les résultats ont montré que l’interprétation finale des phrases négatives se situait au centre de l’échelle sémantique, sans jamais recouvrir complètement l’interprétation des mots de polarité affirmative. De plus, l’interprétation finale des phrases négatives était plus variable que celle des phrases affirmatives, indiquant que l’opération de négation déplaçait l’interprétation finale des adjectifs vers le contraire, sans jamais totalement inverser cette interprétation.

Expérience 2 : Expérience MEG

Dans l’expérience MEG, les participants lisaient des phrases et décidaient si un chiffre sonde reflétait le sens général de la phrase. Les données MEG ont permis de suivre l’évolution de la représentation des adjectifs, principalement par l’utilisation de méthodes de décodage temporel et spatial.

  • Analyse de décodage temporel : Les résultats de décodage temporel des caractéristiques des mots ont montré que les mots “really” et “not” étaient significativement décodables dans une fenêtre temporelle de 120 à 740 ms après le premier modificateur. Le décodage des paires de polarité (comme “bad-good”) était significativement détectable dans une fenêtre temporelle de 90 à 410 ms après le début de l’adjectif.

  • Analyse de décodage temporel et spatial : La précision du décodage pour distinguer les mots de faible et de forte polarité était significative dans les régions cérébrales du lobe temporal gauche, du gyrus temporal supérieur et moyen, indiquant que ces régions participent à la représentation et à la combinaison sémantiques des mots.

  • Analyse de l’impact de la négation sur la représentation des adjectifs : Les chercheurs ont évalué la fonction de l’opération de négation dans la construction sémantique en temps réel, testant quatre hypothèses avec deux méthodes de décodage complémentaires (généralisation et prédiction) : pas d’effet, atténuation, inversion et changement. Les résultats ont montré que la représentation des adjectifs dans les phrases négatives était uniquement atténuée pendant la phase de représentation initiale, sans inversion ni changement. Ce résultat soutient, du point de vue neuronal, la conclusion issue des données comportementales selon laquelle “la négation n’inverse pas le sens des adjectifs, mais atténue leur représentation”.

Dynamique des ondes bêta

Afin d’examiner si la négation fonctionne via un mécanisme d’inhibition, l’équipe de recherche a effectué une analyse en temps-fréquence de la puissance des ondes bêta. Les résultats ont montré que la puissance des ondes bêta basse et haute dans la région sensorimotrice gauche était significativement plus élevée pendant le traitement des phrases négatives par rapport aux phrases affirmatives, ce qui soutient davantage l’hypothèse selon laquelle la négation pourrait opérer via un système d’inhibition général.

Signification et valeur de la recherche

Cette recherche, utilisant des méthodes comportementales et de neuroimagerie à résolution temporelle, en plus des techniques de décodage multivarié, fournit de nouveaux aperçus sur la manière dont l’opération de négation influence la représentation sémantique lexicale. L’étude présente des preuves neuronales sur le rôle de l’opération de négation comme mécanisme d’atténuation au stade précoce du traitement sémantique des adjectifs. De plus, cette recherche jette les bases de la compréhension de la manière dont le cerveau humain traite les variations de sens au sein des structures combinatoires, offrant des perspectives significatives pour la compréhension du langage, la modélisation cognitive et l’application de l’intelligence artificielle dans le domaine du traitement du langage naturel.

En résumé, cet article fournit une explication rationnelle du rôle de l’opération de négation dans la représentation sémantique lexicale, révélant que la négation atténue la représentation des mots à travers un système d’inhibition général pendant le stade précoce du traitement sémantique. À l’avenir, des recherches supplémentaires pourraient se concentrer davantage sur comment les opérations de négation dans différents contextes influencent les représentations sémantiques et syntaxiques plus complexes, complétant ainsi les résultats actuels.