Support à la décision clinique guidé par un modèle de risque pour le dépistage du suicide : un essai clinique randomisé
Rapport de recherche sur les systèmes de support à la décision clinique guidés par des modèles de risque pour le dépistage du suicide : une étude clinique randomisée
Contexte académique
La prévention du suicide est un enjeu crucial de santé publique mondiale, en particulier dans les milieux médicaux où l’identification des risques et les interventions efficaces constituent actuellement un défi majeur. Les méthodes traditionnelles d’identification du risque de suicide reposent principalement sur l’auto-déclaration des patients, les retours du réseau de soutien ou le dépistage en face-à-face. Cependant, ces méthodes présentent des limites, telles que la réticence des patients à signaler des idées suicidaires ou le manque de ressources médicales pour effectuer un dépistage approfondi sur tous les patients.
Ces dernières années, grâce aux avancées dans les techniques de big data et d’intelligence artificielle, des outils d’évaluation des risques basés sur des modèles statistiques ont progressivement été intégrés à la pratique clinique pour assister les médecins dans leurs jugements. Cependant, l’efficacité de ces outils lorsqu’ils sont intégrés dans des systèmes de support à la décision clinique (Clinical Decision Support, CDS) reste peu étudiée.
Cette étude vise à évaluer l’efficacité des systèmes de CDS basés sur des modèles de risque dans l’évaluation des risques de suicide, en comparant particulièrement les CDS “interruptifs” (avec des notifications à l’écran) et “non interruptifs” (avec des icônes ou des indices visuels statiques). À l’aide d’un essai clinique randomisé (RCT), cette recherche cherche à déterminer quel concept de conception de CDS est plus performant, fournissant ainsi un cadre scientifique pour les futures stratégies de prévention du suicide.
Source de l’article
Cet article a été rédigé par Colin G. Walsh et ses collaborateurs, le groupe de recherche étant affilié au Vanderbilt University Medical Center et à d’autres institutions. L’étude a été publiée dans le numéro du 3 janvier 2025 de la revue JAMA Network Open, sous le titre : Risk Model–Guided Clinical Decision Support for Suicide Screening: A Randomized Clinical Trial. La recherche a été financée par l’Institut National de la Santé Mentale (National Institute of Mental Health) des États-Unis, entre autres sources.
Conception et méthodologie de l’étude
Processus de recherche
Cette étude constitue un essai clinique randomisé comparatif visant à évaluer l’efficacité de CDS basés sur des modèles prédictifs dans le dépistage des risques de suicide. Réalisée du 17 août 2022 au 16 février 2023 dans les cliniques de neurologie ambulatoire du Vanderbilt University Medical Center, l’étude a ciblé les patients bénéficiant de soins standards dans cet hôpital universitaire. Le principal objectif était de comparer l’efficacité des CDS “interruptifs” et “non interruptifs” pour encourager les médecins à effectuer des évaluations du risque de suicide en face-à-face.
1. Participants et randomisation
561 patients, représentant 596 interactions cliniques, ont participé à l’étude et ont été répartis aléatoirement entre le groupe CDS interruptif et le groupe CDS non interruptif, dans un rapport 1:1. La randomisation a été effectuée via le système de dossier médical électronique (Electronic Health Record, EHR) pendant l’enregistrement des patients. L’âge médian des participants était de 59,3 ans, avec une légère majorité féminine (52 %).
2. Design des interventions
- CDS interruptif : Lorsque le score de risque de suicide dépassait un seuil prédéfini, une fenêtre de notification s’affichait sur l’écran du clinicien, accompagnée d’une icône dans le tableau de bord du patient. L’utilisateur pouvait fermer la fenêtre pop-up, mais l’icône restait visible.
- CDS non interruptif : Le tableau de bord affichait une icône signalant un “score de risque de suicide élevé”. Les médecins pouvaient visualiser davantage de détails en survolant ou en cliquant sur cette icône, sans qu’une fenêtre de notification apparaisse.
3. Collecte et analyse des données
L’issue principale mesurée concernait la proportion de médecins ayant décidé d’effectuer un dépistage en personne du risque de suicide. Parmi les résultats secondaires figuraient les taux d’idéation ou de tentative de suicide documentées, ainsi que les taux de dépistage dans l’année précédant l’étude. Les membres de l’équipe de recherche ont analysé manuellement les dossiers médicaux des interactions participant à l’essai pour déterminer si une évaluation du risque de suicide avait été réalisée.
Résultats principaux
1. Outcome primaire
Dans le groupe CDS interruptif, 42 % des interactions (121 sur 289) ont conduit les cliniciens à effectuer une évaluation des risques, contre seulement 4 % (12 sur 307) dans le groupe non interruptif. Après ajustement pour les effets de regroupement des cliniciens, le CDS interruptif augmentait de 17,7 fois (IC 95 %, [6,42-48,79], p < 0.001) la probabilité d’une évaluation en face-à-face par rapport au CDS non interruptif. Comparativement au taux de dépistage de 8 % enregistré l’année précédente (période de référence), le CDS interruptif montrait également une amélioration significative.
2. Outcome secondaire
Bien que les cliniciens du groupe non interruptif aient démontré des taux plus élevés d’évaluation documentée après une décision de dépistage (92 % contre 52 % dans le groupe interruptif), les cliniciens utilisant le CDS interruptif ont, dans l’ensemble, documenté beaucoup plus d’évaluations des risques de suicide (22 % vs 4 % ; p < 0.001).
Durant l’étude, aucune idéation suicidaire ou tentative de suicide n’a été rapportée dans les 30 jours suivant les interactions cliniques étudiées.
Conclusion
L’étude démontre que le CDS interruptif est significativement plus efficace que le CDS non interruptif pour inciter les médecins à réaliser une évaluation en personne des risques de suicide. Ces résultats soutiennent l’intégration de systèmes de CDS guidés par des modèles prédictifs dans la pratique clinique, en particulier dans des contextes où le dépistage universel n’est pas mis en œuvre. Pour l’avenir, des essais à plus grande échelle devraient explorer l’efficacité de tels systèmes sur la réduction des comportements suicidaires et des résultats cliniques connexes.
Points saillants de la recherche
- Innovation : Cette étude est l’une des premières à démontrer, via un essai clinique randomisé, l’efficacité des modèles prédictifs intégrés dans les CDS pour prévenir le suicide.
- Applicabilité clinique : Le format interruptif des CDS a montré son efficacité pour sensibiliser les cliniciens et déclencher des évaluations du risque dans des milieux où le dépistage universel n’existe pas.
- Valeur scientifique : L’étude souligne le rôle clé de l’intégration de l’intelligence artificielle dans les workflows médicaux pour aborder des problèmes de santé sensible comme la prévention du suicide.
Implications de l’étude
Les résultats de cette étude fournissent une base scientifique robuste pour optimiser les outils de prévention des suicides en milieu clinique. En démontrant l’efficacité du format interruptif des CDS, l’étude plaide pour une adoption plus large de ce type de système. Toutefois, le défi du “fatigue d’alerte” lié au CDS interruptif requiert des améliorations de design itératives. L’intégration de recommandations de traitements ou de soutien post-dépistage dans ces CDS pourrait également augmenter l’impact clinique.
En somme, cette étude jette les bases d’une recherche future sur les systèmes de CDS dans des environnements variés, tout en mettant l’accent sur des stratégies basées sur l’efficacité clinique et les préférences des utilisateurs pour promouvoir un meilleur engagement dans la prévention des suicides.